[Ayasha Urdighis] Errances serpentines.

« Je suis navré, mon enfant… »

Un clignement de paupières. Imperceptible. Est-ce le son, grave, de cette voix ou son intonation, résignée, sans appel, qui l’extirpe des profondeurs ténébreuses de l’inconscience ? Ou peut-être est-ce la douleur, insupportable, qui l’ébranle et le pénètre, telles de cruelles langues de lave s’insinuant dans ses veines en un interminable ressac.

Depuis combien d’heures, de jours le veillait-elle ? Elle avait perdu la notion du Temps. Et refusait d’écouter la voix du vieux Norn qui résonnait désagréablement à ses oreilles, et qui condamnait son ami, dont le corps à la maigreur cadavérique était parcouru, à intervalles réguliers, de violents frissons. Avachi sur une couche de fortune, forme presqu’invisible sous l’amas de fourrures qui le protégeait des élans insidieux du froid nocturne, Ayasha luttait contre un étrange mal qui engourdissait son esprit et rongeait son corps, mal que le Chaman s’était montré impuissant à guérir sinon à soulager. Ayasha, qui deux semaines plus tôt était encore si présent, si vibrant de vie, n’était plus que l’ombre de lui-même. Un spectre. Effrayant. Sa chevelure d’argent avait terni et s’étalait en mèches désordonnées, filasses, sur l’oreiller ainsi que sur son front perlé d’une sueur froide. Ses joues aux mâchoires viriles s’étaient creusées, et l’éclat palpitant, perçant, de ses troublantes prunelles vertes s’était éteint. Depuis ce jour maudit où Deerdre avait sauvé l’Orphelin de cette chute dans le ravin qui aurait pu lui être fatale, ce dernier demeurait dans cet étrange état de torpeur, le regard atone, un sifflement rauque s’échappant de ses lèvres exsangues et sèches. Il avait l’aspect d’un vieil homme décharné et la Mort rôdait autour de lui, proche et lointaine à la fois.

« … ses forces déclinent. Il ne passera pas la nuit. Une… » Le souffle oppressé, discret, d’une hésitation, anima le vieux Norn. « … une magie puissante est à l’œuvre et je suis hélas ! désarmé face à elle. »
« M-magie… ? Qu… quelle magie ? »
« Je l’ignore. Sa source m’échappe. »

Un clignement de paupières. Imperceptible. Comme les volutes entêtants de l’encens qui tourbillonnent au-dessus de lui, les mots s’échappent, virevoltent, frappent sa conscience embrumée et abreuvent son âme, embrasent son cœur d’un feu incandescent, alimenté par une brise surnaturelle aux effluves doucereux.

Les yeux larmoyants, la jeune Ceallach effleura de sa main tremblante le front brûlant, à la peau d’un gris terne, que de profondes et laides rides sillonnaient. Elle caressa les mèches cendrées qui semblaient fondre sous ses doigts délicats tant leur texture avait perdu de leur force, de leur souplesse. « Je ne veux pas te perdre… » Soudain le visage d’Ayasha se crispa sous l’aiguille d’une souffrance intolérable et ses paupières, alourdies par la virulente fièvre, s’entrouvrirent pour laisser échapper la lueur incisive et effrayante de deux perles d’onyx à l’éclat surnaturel. « Qu… ?!? » Sous son regard terrifié, les doigts maigres et osseux d’Ayasha rejetèrent les fourrures avec une violence inouïe pour se tordre ensuite sur son torse ainsi mis à nu, comme cherchant à s’arracher le cœur.

Ce cœur qui bondit, et tempête, et lui fait mal.

Son cou, d’où saillaient de vilaines veines noires, se tendit alors sous le joug de la souffrance qui le tenaillait. La respiration haletante, sa gorge contractée exhalant des râles rauques et poussifs, le jeune homme agitait sa tête dans tous les sens. La surface de son corps, tendu tel un arc près de rompre, se couvrit brusquement d’un entrelacs de lignes mouvantes et obscures, ainsi que de gracieux serpents noirs courant sous sa peau brûlante et dessinant de folles arabesques. « Par l’Ourse ! » Le regard effaré, superstitieux, du Chaman observait les ombres reptiliennes poursuivre leur danse hypnotique, s’enroulant inexorablement autour des membres agités de spasmes convulsifs du moribond, et prenant possession de lui.

Puis le corps efflanqué de l’Orphelin s’affaissa rudement, masse inerte sur le lit. Sa tête roula lourdement sur le côté et ses yeux voilés d’une ombre parasite, tristes et implorants, fixèrent le visage blafard, aux traits angoissés, de la jeune femme.

« D-Deerdre… » émit Ayasha dans un murmure agonisant et son regard s’éteignit, demeurant rivés sur la silhouette floutée de la jeune femme comme pour lui délivrer un ultime message.
« N-Non. Non-non-non. Nooooon… »

Et le hurlement, désespéré, de se perdre, se heurter telle une vague s’épuisant contre les falaises effritées de son esprit.