[Jaraell Urdighis] Errances serpentines.

« Mon oncle n’est plus… et que suis-je désormais, sans lui, pour me guider. Qui suis-je. »

Les doigts crispés sur le rebord du baquet, paupières closes sur ses prunelles embrumées par la concentration, Jaraell percevait les errances soyeuses, froides, du tatouage serpentin autour de son corps inerte. Il ondulait, l’étreignant en une ronde inlassable, ses sifflements, aux inflexions hypnotiques et suaves, adoptant une cadence soutenue, s’intensifiant à mesure que les lésions se refermaient sur les parties touchées de son corps aux muscles fatigués.

Contusions et plaies – récoltées tout au long de ce terrible périple au cœur du Royaume corrompu d’Orr – s’évaporaient, tout comme cette blessure de flèche, pour ne laisser dans cet étrange processus de mue qu’une peau à la surface épurée, lisse. Inspirant et exhalant des souffles profonds, la jeune Urdighis s’immergea, plongeant la tête sous l’eau aux luisances rendues laiteuses par le savon. La vision de la blonde Lisa s’invita sous son front. « Si douce. Si généreuse. » Se retenant de respirer, ouvrant ses pâles yeux émeraude, elle ne discerna que ses genoux à travers le liquide brumeux, et qui vibrait d’ondes annelées provoquées par son ‘hôte’. De délicates bulles d’air s’échappaient à la surface troublée, se glissant le long de sa peau hâlée. Elle entendait les lents battements de son cœur cogner à ses tempes. Son cœur…

… ce cœur qui avait appris à battre d’un rythme différent aux côtés de Nakhti. Le seul être sur ces terres de Tyrie, d’ailleurs, qui avait été capable de la toucher sans être terrassé par cette malédiction qu’elle portait en elle. « Non, pas une malédiction ! » rectifia-t-elle sombrement en pensée et ses sourcils argentés se froncèrent. « Un héritage. » Son… héritage. Une arme précieuse que son oncle avait réussi à dompter, à sculpter, à force de patience, de volonté… et de sacrifice. Tout en s’entourant d’un cercle restreint d’hommes et de femmes de confiance qui avaient servi de précepteurs et de maîtres d’armes à l’innocente marionnette aux cheveux de neige. Nul sacrifice n’était de trop pour servir les intérêts de Shaheen Khan Jahar. « A quoi cela vous a-t-il servi, mon oncle… ? »

Jaraell émergea sa tête de l’eau, la gorge et les poumons en feu et aspira une grande goulée d’air. Elle reprit lentement son souffle tout en se renversant en arrière, sa nuque appuyée contre le bord du baquet. Élevant son bras gauche au-dessus de l’eau chaude, dont les vapeurs s’élevaient en cordeaux blanchâtres vers les boiseries du plafond, elle examina le tatouage qui avait sagement repris sa forme lovée et discrète. Un impénétrable rictus anima ses lèvres avant que d’autres pensées ne surgissent sous son front piqueté de gouttelettes cristallines.

Et maintenant ? Qu’allait devenir la marionnette ? Qui allait tirer sur les ficelles de cet énigmatique pantin de chair et de sang ? Elle n’allait pas abuser de l’hospitalité du Capitaine Raeniel de Caledorn, tout aussi généreux soit-il. Tout comme elle ne pourrait supporter la méfiance de ses compagnons à son égard. « Une femme malade. Une pestiférée. Voilà ce que je suis à leurs yeux. » Un sentiment dont elle s’était toujours protégée en brandissant tel un rempart la bannière de sa solitude. Elle n’avait toujours été que l’ombre de son oncle. Et ce dernier disparu… elle n’était plus que l’ombre de ses propres doutes. Quant à la curiosité de cette Sylvarie – Öoresé – qui s’interrogeait sur la nature de ce ‘mal’ qui la rongeait... comment oserait-elle aborder un tel sujet aux effluves mystiques ?

« Ils me prendront pour une folle à lier. Ou un animal de foire… »

La lumière du soleil crépusculaire se brisait sur l’eau miroitante de la baie et transformait le bleu profond de la mer en un champ d’étoiles d’or et de pourpre, dont le scintillement chaotique agressait les pupilles. L’anse était calme. La houle légère léchait si timidement les flancs des rares navires mouillant non loin que Jaraell devait se concentrer pour avoir la sensation qu’ils s’émouvaient sur le flot serein.

Outre la senteur salée familière, une odeur étrange s’élevait alentour, chaude et vivante. Enivrante. Presqu’agressive. Peut-être était-ce seulement celle des algues en putréfaction, si ténue que les narines d’un humain normal ne pouvaient s’en offenser. Ou peut-être était-ce le souffle psychique d’un pressentiment que l’Elonienne percevait par-delà des sens qu’elle ne s’expliquait pas toujours et qui, parfois encore, lui faisaient peur. Pourtant… cette fragrance – animale… ? – qui imprégnait ses sens, collait à son âme. Non… ces ondes d’énergie puissante, instable, ne lui étaient pas inconnues. Et elles vibraient dans l’atmosphère saline de la Cité portuaire, harcelaient sa conscience ainsi que les coups de griffes hésitants d’un loup s’amusant avec sa proie. Un loup…

… et ce Loup, quel qu’Il soit, cherchait à s’immiscer à travers les parois de son cerveau, tâtonnant à l’aveugle. Lui aussi avait sans doute dû ressentir sa présence. Tel un parasite. Expirant sèchement par le nez, Jaraell balaya les tentatives de l’insolent importun et cadenassa la porte. Avec une certaine virulence qui la surprit elle-même. Öoresé avait agi de même à sa tentative d’intrusion. Par simple réflexe de protection. L’indiscrète Sylvarie méritait sans doute que le feu de sa curiosité soit apaisé. Car Öoresé savait. Elle avait deviné la source, à son plus grand étonnement, et cette dernière lui avait intimé de ne plus réitérer l’expérience. « Etrange peuple que celui de l’Arbre Clair… » Cependant, c’était là un exercice auquel Jaraell n’était guère habituée. Se confier. Se justifier. Déjà que le seul fait de se mêler à cette foule hétéroclite qui hantait le Comptoir de la Tortue d’Or lui hérissait les écailles !

A cette pensée imagée, la jeune femme se fendit d’un de ses fugitifs et rares sourires amusés. Avant qu’il ne s’efface aussi vite qu’il était apparu.

Son regard émeraude, aux luisances vipérines, courut ensuite sur le sable de cette plage qu’elle avait tant de fois foulé, pieds nus, offrant ses errances solitaires à l’œil blafard d’une Lune impassible. Sur ce rivage serein, des spectres appartenant à de lointains souvenirs vinrent hanter le silence de ses pensées méditatives.

Ici… la sombre silhouette de Nakhti vacillait, se tordait, au sein d’un jeu cruel de flammes aux langues avides. Là… le Tricheur s’échappait, bondissait… avant de se perdre dans une brume aux effilochées ténébreuses.

Là encore… le Tigre de Cantha s’ébrouait, luttant au cœur de tourbillons enneigés, et s’égarait, ballotté par de furieuses bourrasques. Et alors que ces fantômes taciturnes s’invitaient sous son front penché en une ronde folle, une autre vision la nargua : celle d’un Aigle majestueux survolant la Kryte et dont les ailes éployées, immenses, jetaient leurs esquisses ombreuses sur toute la contrée. « Baghavad… » souffla l’Elonienne dans un élan songeur, instinctif, et un frisson parcourut son corps.

Elle déglutit, une expression troublée animant les traits fins de son visage au teint hâlé. Redressant la tête, elle battit lentement des paupières et le perturbant kaléidoscope s’évanouit. Images, sons et odeurs disparurent tout à fait. Ses prunelles se détachèrent alors des grains de sable doré et glissèrent jusqu’à la falaise abrupte de l’autre côté de la plage. Loin au-dessus de la grève désertée, la roche présentait encore les traces noires de l’incendie qui avait ravagé la demeure de Shaheen Khan Jahar. Son oncle. Un incendie qui, d’après l’enquête menée par la Garde du Lion, n’avait rien d’accidentel. Une information, extirpée de la bouche du Capitaine de Caledorn, qui n’avait pas eu l’heur’ de la surprendre. Tant elle était consciente que les eaux dans lesquelles nageait son oncle étaient infestées de requins… et lui-même n’était guère réputé pour avoir joué le rôle d’un poisson d’eau douce.

Un soupir bref vint mourir sur ses lèvres entrecloses. Lançant un dernier regard dépourvu de toute émotion vers l’endroit où se tenait autrefois la vieille demeure qui l’avait vu naître, l’Elonienne aux cheveux de neige s’éloigna. Pour se fondre dans l’obscurité de la nuit.