[L'Arche du Lion] Un déjeuner à bord de l'Indomptable...

"Capitaine ? Votre repas."

Raeniel lève les yeux et sourit au jeune mousse. Quatorze ans à peine... Des cheveux en bataille blonds comme les blés, un visage encore juvénile, des yeux marron qui en avaient déjà bien trop vu... Le plus jeune marin du bord pose un plateau contenant diverses victuailles sur la table, avant de dresser un couvert unique. Sa tâche achevée, il se tourne vers son capitaine, l'air interrogateur.

"Merci Sidd. Tu devrais emmener Aedan se dégourdir quelque peu les jambes. A force de dormir sous ce bureau il va finir par s'empâter."

L'intéressé a déjà dressé les oreilles à la mention de son nom et regarde l'enfant, la tête légèrement inclinée sur le côté. Ce dernier sourit vivement avant de se diriger vers la porte, appelant le lévridrake à sa suite. Aedan ne se fait pas prier, le chien et l'enfant se retrouvant vite à se bousculer pour passer la porte permettant de quitter la cabine, sous le regard amusé de Raeniel. La porte refermée, il jette un oeil au plateau qui l'attend, pousse un léger soupir puis reprend la rédaction du compte-rendu sur lequel il travaillait.

Le soleil est haut dans le ciel entaché de rares nuages lorsqu'Asherah reparait aux abords de l'Indomptable. D'un pas rapide, assuré, elle s'engage sur la passerelle, hochant la tête en guise de salut poli en réponse aux regards curieux des hommes et des femmes qu'elle croise. Certains l'ont aperçue aux premiers émois de l'aube, accroché au bras de leur Capitaine et des murmures ne tardent pas à frissonner sous les voiles rabattues du trois mâts.

La jeune femme se dirige alors vers le château arrière, croise un jeune mousse qui entraîne dans son sillage le dogue de Raeniel. Un sourire à l'adolescent et ses pérégrinations l'entraînent vers la cabine du Capitaine. S'immobilisant devant la porte, elle en frappe le panneau de bois de trois coups secs.

Raeniel repose sa plume, haussant un sourcil tout en regardant la porte. Décidément, en cette journée rien ne semble vouloir se passer comme prévu.

"Entrez."

La permission d'entrer retentissant à travers l'épais panneau de bois, Asherah s'exécute sans tarder, pénétrant les lieux comme si elle se trouvait en terre conquise. Le sourire aux lèvres, son regard bleu rehaussé de khôl opère leur errance autour de la pièce avant de se poser sur le maître des lieux, attablé devant un plateau qu'il semble ne pas avoir encore touché.

- Oh ! s'exclame la jeune femme en frappant dans ses mains. Comme c'est touchant ! Tu m'attendais, Raeniel ?

Asherah s'avance alors vers la table et, après avoir chapardé un morceau de fromage, s'installe sur le siège, en face de son ancien 'bienfaiteur'. Tout en observant sa mine, elle savoure son larcin.

Raeniel s'enfonce quelque peu dans son fauteuil, un sourire narquois aux lèvres. Il désigne d'une main nonchalante le siège sur lequel la jeune femme s'est déjà assise, son regard or pétillant de malice.

"Je t'en prie, très chère, assis-toi donc... Pour être franc, je ne m'attendais pas à ce que tu répondes à l'invitation mais c'est un plaisir de t'avoir à ma table. Ou plutôt à mon bureau pour l'heure."

Il jette un oeil à la table trônant au centre de la cabine et sur laquelle repose le plateau apporté un peu plus tôt par le mousse. Profitant de ce que la jeune femme est occupée à mâcher, il enchaîne.

"Connaissant notre maître coq, je pense qu'il y aura amplement de quoi manger pour deux. Surtout avec une petite souris..."

Il se lève et s'approche de la table. Soulevant le couvercle de métal qui recouvre le plateau, il dévoile un coquelet rôti reposant sur un lit de cresson. Quelques pommes de terre et carottes entourent la volaille.

"Tu trouveras une assiette et des couverts là. Ah, je les aime bien et j'aimerai les retrouver après ton départ..."

Toujours souriant, il lui adresse un clin d'oeil amusé avant de s'installer à table, là où Sidd avait dressé son couvert.

Avalant la dernière bouchée de fromage, Asherah quitte son siège pour se diriger vers la desserte désignée par Raeniel.

- Cette vaisselle a une valeur sentimentale ? interroge-t-elle tout en récupérant une assiette et des couverts. Les vestiges d'une dot, peut-être ?

Un sourire en coin, taquin, tandis qu'elle retourne à la table. Elle dispose le tout, le geste lent, et s'installe sur le siège, ses prunelles céruléennes errant sur le visage du Capitaine.

"Je te trouve bien moqueuse, Asherah."

Raeniel découpe la moitié du coquelet et sert d'office la jeune femme, avant de servir lui-même.

"Si tu me disais plutôt ce qui t'amène à l'Arche du Lion. Tu semblerais presque... désœuvrée."

Elle s'esclaffe.

- Désœuvrée, moi ? Elle secoue la tête avec conviction. Non, je te l'ai dit, l'air marin a des vertus insoupçonnées. Et... deux fois l'an, je m'offre le luxe de venir jusqu'en ces terres pour prendre un bon bol d'air iodé. Elle baisse un instant le regard sur le contenu appétissant de son assiette mais semble n'avoir aucune velléité d'y toucher. Il faut croire que, cette année, l'Arche du Lion m'a réservé quelques surprises en terme de rencontres.

Un sourire songeur étire sa bouche gourmande. Puis son regard revient vers celui de Raeniel.

Le regard du Capitaine semble sonder l'immensité céruléenne des yeux de son interlocutrice. Ses traits ne dévoilent guère le fond de sa pensée, et c'est d'une voix neutre qu'il reprend.

"Je vois... Tu m'as dit que tu étais saltimbanque. Si tu me disais ce que tu es, à présent ?"

Asherah se laisse sonder, aucun cillement ne venant perturber la surface limpide de son regard. Croisant lentement une jambe sur l'autre, elle répond à son ancien 'bienfaiteur', sa face sombre s'inclinant légèrement.

- Je suis revenue au Promontoire Divin, il y a quelques mois. J'ai déniché un emploi de serveuse, à la Taverne du Pichet sans Fond. Un instant prend-elle le temps de regarder ses ongles qu'elle porte courts, avant de s'en désintéresser pour reporter son attention sur Raeniel. La paie est honorable et... pour une fois dans cette existence... Elle marque une pause. ... à part ces dernières années au sein de ma troupe... Une inspiration. ... j'ai l'impression de faire un travail honnête.

Tout en écoutant avec attention la réponse de la jeune femme, Raeniel entame son déjeuner, sans pour autant quitter celle-ci des yeux. Il repose ses couverts.

"Il s'agit certes là d'un travail fort honnête, Asherah. Mais, dis-moi, le plaisir (de la découverte ne te manque-t-il pas ? J'imagine que tu as du voyager avec ta troupe ? Une paie honorable, un travail honnête et le frisson de l'aventure, cela ne te siérait-il pas d'avantage ?"

"Tu ne vois pas ? Dommage... Je dois avouer que, suite au départ du conteur de l'Indomptable, il aurait été plaisant d'avoir une saltimbanque aux multiples talents pour égayer quelque peu la vie à bord. Les traversées sont parfois bien longues, et le moral de l'équipage s'en ressent. Enfin... tant pis ?"

Raeniel esquisse un sourire amusé, son regard lamellé d'or pétillant de malice.

Une moue enfantine froisse ses lippes roses, rappelant cette lointaine adolescente que le Capitaine a côtoyée... le temps de quelques leçons adroitement sermonnées.

- Je suis lasse de jouer les acrobates. J'aurais préféré quitter ce rôle de fille de foire, juste bonne à amuser la galerie. Un bref haussement anime ses épaules puis la jeune femme baisse le nez sur son assiette, ses doigts piochant les morceaux de viande mélangés aux légumes. Juste le temps d'une bouchée et elle reprend, retenant un soupir. Ton offre est malgré tout tentante... même si elle m'étonne un peu. Surtout après une décennie sans que l'un ne sache rien de l'autre.

Asherah redresse sa sombre frimousse et fixe Raeniel, les paupières plissées autour de ses prunelles bleues.

- Tu as pitié de ta petite... protégée ?

"Qui a parlé d'amuser la galerie ? Quant à de la pitié... ma foi tu sembles bien portante, avec un travail honnête, et tu as même de quoi t'offrir des retraites à l'Arche du Lion. Je parlerai donc plutôt d'intérêt, non de compassion. Et ce à plus d'un titre... J'ai besoin de certains talents à bord... et je peine à t'imaginer te contenter d'une existence de serveuse."

Raeniel boit une gorgée d'eau, avant de reprendre. Son visage ne trahit guère ce qu'il pense réellement.

"Mais si voilà toute l'exaltation qui te fait vibrer... alors soit. Je n'insiste pas plus avant."

Le Capitaine de l'Indomptable esquisse un sourire amusé.

"La Cour de Sa Majesté est la meilleure et la plus redoutable des écoles en ce domaine. Mais parlons sérieusement, veux-tu ? Je ne crois guère au hasard, et croiser ta route ce jour me laisse à penser que tu pourrais avoir ta place à bord."

Les coudes sur la table, Raeniel se penche légèrement en avant. Dans son regard brille une flamme qu'elle n'avait pas eu l'occasion de voir par le passé...

"Que dirais-tu de découvrir à mes côtés ce qu'est vraiment l'aventure ? Car, tu peux me croire, rien ne nous prépare à l'existence qui est nôtre désormais..."

La jeune femme garde le silence, le temps de quelques secondes égrenées, les eaux pâles de son regard s'abîmant dans l'insolite brasier qui lui fait face. D'un mouvement preste, félin, elle délaisse le siège et s'approche du Capitaine, son pas léger faisant à peine frissonner les lattes du parquet ciré.

- Aaaah... lâche-t-elle dans un soupir aux intonations amusées. Raeniel, Raeniel, Raeniel...

Sa main brune se presse sur l'épaule de ce dernier et s'égare vers sa nuque. Se penchant, elle accompagne le mouvement avec son bras qui, doucement, se referme autour du cou de l'homme.

- Ta langue pique mais tu devrais te méfier de formuler une telle proposition. Ses lèvres frémissent, proches de son oreille. Car, tu peux me croire, rien ne te prépare à vivre une existence à mes côtés...

Raeniel rit doucement. La proximité d'Asherah ne semble guère l'émouvoir, pas plus que le jeu auquel elle se prête depuis son arrivée.

"Voilà des propos digne d'un de mes marins ! Ce navire ne porte pas son nom pour rien... "

Se radossant au fauteuil, le capitaine lève sa main vers la jeune femme près de lui.

"Serais-ce là le début d'une nouvelle aventure ?"

Asherah s'écarte, riant en écho, ses doigts effleurant les cheveux de Raeniel.

- Peut-être, Capitaine. Qui sait... ? Puis elle chatouille la paume de ce dernier avant de s'échapper dans un tourbillon parfumé.

"Chercherais-tu à te faire désirer, très chère ? Voilà un côté de toi que je ne connaissais pas... Je préfère m'entourer de gens directs. Certaines de tes compétences, si tu n'es pas trop rouillée, pourraient s'avérer intéressantes. Le navire appareillant cette nuit, tu comprendras que je n'ai guère le temps de tourner autour du pot..."

Raeniel lui adresse un sourire.

"Tu es libre, Asherah. Tu peux monter à bord et découvrir des horizons dont tu n'as jamais soupçonné l'existence, ou rester à quai. Dans tous les cas la décision te revient et je comprendrais l'une comme l'autre."

Asherah croise les bras sous sa poitrine, s'immobilisant dans une posture grave.

- Je ne cherche ni à me faire désirer, Raeniel, ni à te faire perdre ton temps. La jeune femme marque une pause et son regard s'échappe, le temps de quelques battements de cœur, vers le paysage aux effluves marins qui s'offre au-delà des fenêtres de la cabine. Cependant... j'ai trop souvent foncé, tête baissée, en croyant n'écouter que mon cœur.

Son attention, toute soutenue, revient vers le Capitaine de l'Indomptable.

- Je suis libre, oui. Un sourire. Fugace. Mais je ne peux m'enfuir comme une voleuse... Elle toussote, faussement contrariée. C'est que j'ai un travail, moi !

Elle rit. Un rire léger.

- Je ne monterai pas à ton bord, aujourd'hui. Mais garde-moi une place au chaud, au cas où. Car je saurai te retrouver.

Un sourire franc éclaire les traits de Raeniel.

"Bien. C'est entendu. Je suis curieux de voir dans quel coin oublié des Dieux tu me retrouveras... Et dans combien d'années ?"

Il s'attaque de nouveau au contenu de son assiette, faisant un sort au coquelet.

Un sourire énigmatique étire le coin de ses lèvres.

- La Dame des Illusions a plus d'un tour dans son sac.

Après un vif clin d'oeil entendu, Asherah s'incline en une gracieuse révérence.

- Que les routes te soient toujours favorables, Raeniel.

Et de s'éclipser sans plus une parole, ne laissant que pour seuls souvenirs des fragrances de miel et la vision d'un sourire malicieux.