[RP collectif] Décisions.

La nuit déployait encore ses oriflammes ténébreux sur le quartier Salma lorsque Rhys retrouva les murs silencieux du logis de son oncle. Se débarrassant de son arc et de sa besace, elle grimpa les escaliers jusqu'à la mansarde qu'elle partageait avec sa cadette et s'approcha du lit, son pas léger arrachant de discrets frémissements aux vieilles lattes disjointes du parquet. Mor dormait, son sommeil toujours agité d'imperceptibles soubresauts nerveux et de soupirs plaintifs. Un froncement animant ses sourcils, l'aînée de la fratrie des Hautebrume s'installa au bord de la couche et prit la petite main aux doigts frêles et crispés dans la sienne, la cajolant avec une douceur maladroite. Inspirant profondément pour tenter de calmer la tension qui l'étreignait encore, au terme de cette journée interminable, elle ferma les yeux...

« Mes sources laissent entendre que votre tête a été mise à prix. » Ces mots frappèrent brusquement la conscience de Rhys et virevoltèrent sous son front penché, dans une danse inlassable, insidieuse. La vision de l'homme au capuchon, son... étrange gardien, s'invita alors à son souvenir et elle crispa les mâchoires dans un sursaut de contrariété. Tout en se remémorant les circonstances de sa rencontre avec ce Grismantel, ainsi que l'échange qui en avait découlé après une entrée en matière quelque peu cahotique, elle cligna des paupières et ses prunelles smaragdines dérivèrent sur le visage aux traits altérés de Mor. Peut-être que cet exil, loin du Promontoire Divin et des vauriens aux paroles mielleuses qui en hantaient les sombres ruelles, permettrait à l'adolescente d'émerger de sa prostration obstinée... ?

Cependant l'heure n'était plus aux tergiversations et aux simagrées affectées... surtout lorsque l'existence d'êtres chers était en jeu. « A vot'place, je prendrais le risque. Je choperais le tueur, et je le ferais causer... » Rhys pressa les lèvres, songeuse. Pourquoi pas. Une fois Mor en lieu sûr, elle-même soutenue par cet homme accroché à ses semelles...

Pourquoi pas.

Installée sur un tabouret aux pieds branlants, Rhys épiait d’un regard las, assombri de cernes bleutés, le sommeil agité de sa jeune sœur. Enfin… s’était-elle calmée même si le frêle corps, appesanti par l’épuisement et la fièvre, frémissait encore des vestiges d’un violent cauchemar.

Des coups frappés à la porte extirpèrent la jeune femme de ses pensées vagabondes. « Il est temps… » pensa-t-elle. Se levant, elle effleura la main abandonnée de Mor et quitta la mansarde pour se porter au-devant des deux hommes – Grismantel et son compagnon - qui attendaient dans la ruelle désertée de toute âme en cette heure matinale. Un bref échange s’ensuivit avant que Rhys ne confie l’adolescente inconsciente aux bras de l'autre acolyte. De retour au rez-de-chaussée, la jeune femme récupéra ses armes et les deux besaces aux flancs replets préparées durant sa longue nuit de veille forcée. Puis, son fidèle loup blanc trottinant dans son sillage, elle emboîta le pas à l’étrange duo qui fila sans tarder à travers les venelles ombreuses.

Le portail Asura s’éleva bientôt au-dessus d’eux sans qu'aucun incident ne vienne perturber cette fuite vers un lieu plus sûr… avant de leur livrer passage vers les contours tremblotants de l’Arche du Lion.

L’aube s’étirait, escortée par un timide soleil dont les pâles lances d’or crevaient le voile nuageux.

Mor dormait. L’infusion à la camomille, associée à la décoction aux huiles essentielles préparée par le médecin Reilly, avait enfin eu raison des nerfs à fleur de peau de la fragile adolescente.

Accoudée à la balustrade de la terrasse, Rhys observait la baie tortueuse aux eaux mouvantes. La fragrance iodée des embruns, le souffle espiègle de la brise qui agitait ses courts cheveux de neige, les douces lueurs tremblotantes des flambeaux qui piquetaient, de loin en loin, les frontières mousseuses de la Cité lacustre... le paysage marin et ses rumeurs frissonnantes contribuaient à apaiser l'esprit taciturne de la jeune femme qui goûtait cette halte avec une certaine retenue mêlée d’amertume.

« Au fond de vous, j'ose croire que vous êtes consciente du fait que vous avez besoin de moi. » Les mâchoires de Rhys se contractèrent et ses lèvres exhalèrent un soupir résigné. En effet… une menace latente planait sur sa tête tel un prédateur tournoyant sans relâche, n’attendant qu’une faille de sa part pour fondre sur sa proie. Pourtant, malgré les risques évidents, elle ne souffrait qu’avec difficulté cette situation. Attendre. Attendre les informations. Attendre l'opportunité de frapper. Attendre... et accepter la présence, aussi discrète que pesante, de l’homme au capuchon. En l’espace de quelques jours, il était devenu l’ombre de son ombre, ne lui laissant pour tout répit que ces seuls instants où le sommeil l’enveloppait, la happait dans sa mante ténébreuse.

Une situation qui exacerbait des émotions jusque là enfouies. Et cela s’était ressenti dans son comportement vis-à-vis de lui. Virulence verbale et condescendance éhontée s’entremêlaient au gré de son humeur irascible, des tensions qui étreignaient son être.

Elle s’était excusée…

A la lueur d’une bougie, alors que l’empyrée, dans ses soies de ténèbres, élançait ses légions d’étoiles à l’assaut de la baie de l’Arche, Rhys s’apprêtait à rédiger son courrier : l’un serait destiné au docteur Paddy Reilly ; l’autre à la noble et pétillante Talim Kâ, une jeune apprentie-mage et amie proche de Mor. A l’évocation du sieur Reilly, elle s’interrogea sur les fleurs qu’elle avait cueillies à son intention au creux des vignes du Monastère Eldvin. Avait-il bien reçu le paquet et ces spécimens étaient-ils viables pour son usage médical ?

Exhalant un soupir et secouant la tête, le front plissé sous le joug de la concentration, elle s’empara d’une plume dont elle trempa l’extrémité dans un petit pot d’une encre noire et brillante. Deux feuilles de parchemin vierges posée à plat devant elle, la jeune femme eut un instant de réflexion avant de se décider à écrire.

Se relisant puis hochant la tête, contente d’elle, Rhys souffla sur le parchemin puis le plia avec un soin particulier après s’être assurée que l’encre était bien sèche. Elle le cacheta d’une empreinte de cire noire et y apposa un sceau discret qui représentait l’initiale de son prénom au centre d’une tête de loup stylisée.

Quelques minutes plus tard, tandis que la flamme de la bougie tremblotait encore, créant des jeux d’ombre et de lumière sur les murs de la chambre silencieuse, Rhys s’endormait, la tête lourdement posée sur l’oreille… et sous lequel elle avait celé les deux missives. A l’aube, elle les confierait à l’homme au capuchon…

La jeune femme se détourna de la contemplation des cieux limpides pour les poser, une lueur à la fois mélancolique et attendrie, sur la silhouette de sa sœur, agenouillée dans l'herbe. Fredonnant un air traditionnel autrefois chanté par le vieux Scalde du clan, l'adolescente avait rassemblé devant elle une gerbe de fleurs, cueillies ça et là autour du Comptoir, et dont elle tortillait les courtes tiges entre ses doigts frêles. Une couronne colorée prenait forme entre ses mains diaphanes, faisant naître un sourire de contentement sur ses lippes au pli concentré.

L’esprit de Mor s’était enfin libéré de l’emprise de cette torpeur insidieuse. Même si elle ne s’exprimait guère que par le truchement d’un regard ou d’un geste équivoque, au moins était-elle réveillée et consciente de l’environnement qui l’entourait. Rhys lui avait patiemment expliqué les raisons de leur présence en ce lieu inconnu, sans pour autant susciter une étincelle de compréhension de la part de sa cadette. Elle semblait... ailleurs. De son côté, l’homme au capuchon avait eu la finesse de ne pas alarmer cette dernière en demeurant discret… voire invisible. La jeune femme devinait cependant sa présence, un fourmillement troublant, dérangeant, chatouillant la peau de sa nuque.

Assise sur la marche derrière la cuisine du Comptoir, les coudes posés sur ses genoux repliés, le menton au creux de ses paumes, Rhys esquissa un sourire en demi-teinte. Mor, innocente fleur aux fragiles pétales... Que n'aurait-elle donné, sacrifié, pour... pour quoi ?

Lâcher la proie pour l'ombre...

Mor bondit gauchement sur ses pieds, se fendant d'un rire chétif, tandis qu'elle tournoyait sur elle-même, élevant telle une offrande le diadème de fleurs vers la voûte céruléenne... vers l'immensité froide et indifférente de sa toile désertée de nuages. La jeune fille s'immobilisa, vacillant légèrement sur ses jambes fluettes, à l’appui encore incertain, et courut vers Rhys, sautillant comme un jeune cabri. Puis elle se planta devant sa sœur et contre toute attente…

- … je l'ai t-tressée pour toi... émit-elle, les muscles affaiblis de ses cordes vocales faisant chevroter sa voix. … elle te p-plaît ?
- Beaucoup, petite sœur. Beaucoup. répondit Rhys, le cœur serré.

La jeune fille déposa la fine guirlande florale sur le front penché de Rhys et recula d'un pas pour juger de l'effet.

- C-comme tu es j-jolie… dit Mor, bégayant légèrement. Une c-couronne digne d'une reine ! Ou d'une m-mariée...

A ces mots prononcés sans aucune arrière-pensée, la jeune femme se raidit, un pincement douloureux oppressant sa poitrine. Son visage se rembrunit tandis qu'elle dévisageait sa sœur, un pli irrité durcissant le dessin ourlé de ses lèvres. Non ! Pas elle ! Mor babillait sans savoir et ne méritait pas cet agacement dissimulé. Sa cadette ne percevait rien... de ses préoccupations, de ses doutes… de l’humiliation subie, des germes putrescents que la trahison d’un homme avait semés, enténébrant alors ses sentiments, pourrissant les racines d’un premier émoi.

Dix ans se sont écoulés. Dix ans, depuis ce jour lointain.

Alors que ce souvenir outrageant miroitait sous son front soudain pâle, pâleur avivée par les tâches d'or et de pourpre des fleurs discrètes de sa couronne, elle avisa l’ombre tremblotante d’une silhouette. Un froncement imperceptible anima ses sourcils mais ses prunelles smaragdines ne pouvaient se détacher de l’objet de leur attention soutenue.

- Tu en f-fais une tête ! bouda Mor en s'accroupissant aux pieds de sa sœur et en lui entourant les genoux avec affection. Tu es m-malade ?
- Non, Mor... sursauta Rhys, comme prise au dépourvu. … je suis juste fatiguée. Ce n'est rien.

L'adolescente haussa les épaules, se redressa et s'éloigna en sautillant dans le jardin. Rhys la suivit un instant du regard, morose, avant de quitter la chaleur des pierres du petit perron. Elle épousseta la longue tunique aux moirures fluides et ténébreuses. Ténébreuse. Comme son humeur... et rejoignit sa sœur, en une légère foulée. Sa couronne de fleurs oscilla sur sa tignasse neigeuse et s'échappa, pour tourbillonner et chuter mollement sur le parquet de la cuisine.

La nuit éployait son étendard de ténèbres sur l'Arche du Lion. Et les vagues s'étiraient, paisibles, en contrebas, offrant leur chant écumeux aux oreilles attentives.

• « … des serrures dites à clenche ou loquet. Ces serrures possèdent, outre le pêle dormant, un loquet monté sur le pallâtre, au-dessous du pêle, et s’ouvrant au moyen d’un bouton ou d’une bascule. Il existe encore une serrure de ce genre sur la porte de fer qui… »

Rhys leva le nez de l’ouvrage d’ingénierie et dévia l’attention insistante de ses prunelles smaragdines sur l’athlétique physionomie de l’homme qui lui tournait le dos, installé à son plan de travail. Ce dernier compulsait une collection de rapports qu’il roulait et écartait sur le côté dès qu’il avait pris connaissance de leur contenu. Seuls le frémissement du parchemin sous ses doigts et sa discrète respiration essaimaient de douces rumeurs au sein de la pièce plongée dans un silence studieux… ou méditatif, selon ce qui inspirait les sourdes réflexions de ces deux êtres que tout opposait.

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas… disait le vieil adage. Mensonges.

« J’ai l’impression d’être un animal en cage… à ainsi tourner en rond. Et vous faites les frais de cette… oisiveté forcée. » La jeune femme crispa les mâchoires et sa gorge s’émut d’une lente déglutition. Pourquoi se comportait-elle ainsi ? Pourquoi… ? La honte et le remords, d’avoir opposé à celui qui veillait sur sa vie, un tel comportement aussi inconséquent que dangereux… l’étouffaient. Alors pourquoi ? Et la réponse que lui susurra sa conscience fébrile, escortée par la vive et douloureuse contraction qui remua sa poitrine, telle l’étreinte cruelle d’une main invisible autour de son cœur cognant comme un tambour de guerre, l’effraya.

L’ouvrage manqua échapper à ses mains dont les doigts le crochetèrent in extremis. Le calant sur ses genoux, Rhys s’éprit d’une légère toux, contrariée, et poursuivit sa lecture… son regard sautillant de paragraphe en paragraphe. Ses pensées préoccupées l’avaient égarée…

• « … Plus la matière est revêche, plus, lorsque l’homme la travaille, doit-elle s’empreindre de la marque de sa volonté. Elle n’exprime la puissance de cette volonté que si l’artisan tient compte des propriétés mêmes de cette matière, que s’il la rend docile en manifestant clairement ces propriétés… »

Ses paupières s’affolèrent au-dessus de ses yeux brûlants, larmoyant de fatigue.

• « Si l’homme, à force d’industrie, parvient à nous faire prendre un morceau de fer pour un morceau de bois, et, du détail à l’ensemble, une œuvre de ferronnerie ou de charpente pour une œuvre de maçonnerie, nous disons qu’il emploie mal son intelligence, et qu’il abuse de la matière au lieu de l’utiliser. »

Et le sommeil de l’emporter et imposer à ses rêves des visions erratiques de serrures. De clés. De mécanismes complexes dont les rouages cliquetaient à son esprit embrumé. Des flammes s’y mêlèrent brusquement, s’imposèrent, échappées des frontières d’un brasier aux élans glacials…

Encre noire, indélébile. Crissement feutré de la plume sur le vélin. Les caractères scintillants de la fine écriture s’entremêlaient, entre pleins et déliés, tressautant sous la lueur des flambeaux qui éclairaient le bureau. Là, sous son regard dont les luisances graves se devinaient à peine entre les paupières étrécies, tremblotaient les contours du registre. Son nom. Sa signature. Encre noire, indélébile. Tel un tatouage tribal marquant à jamais la peau de son sceau sacré… pour rappeler le lien à son Clan, à son Sang. A sa Famille.

Ainsi Rhys avait-elle franchi le pas. Elle avait fini par pousser cette porte entrouverte sur un sentier qu’elle était désormais prête à emprunter. « Embrasser son destin… » Mais lequel ? Elle ne s’était pas cachée en avouant que sa démarche avait pour motivation première leur protection, de sa sœur et elle… contre cette menace latente qui pesait sur leur tête. Et l’homme au capuchon s’était évertué à ne pas l’influencer sur le choix qui serait sien, au terme de sourdes réflexions et d’interrogations nocturnes. Un choix que Mor ne comprenait pas, alors qu’elle considérait longuement, pensivement, le bijou qui chatoyait discrètement sur le col de sa sœur aînée.

- Qu’est-ce q-que c’est… ? Est-ce un p-présent de l’homme à la c-capuche ? s’était enquis l’adolescente en tendant une main aux doigts timides pour effleurer les ciselures délicates d’or et de jade.
- Non. avait répondu Rhys, un peu trop rudement peut-être, ses sourcils se fronçant au-dessus des cercles d’eau verte de son regard braqué sur la jeune fille.

Et de lui expliquer. Patiemment. Posément. Mais Mor s’entêtait à traduire cette situation comme un acte de trahison envers leur Clan, envers leur Patrie. Les Chasseurs de Jade ne seraient jamais qu'une Famille de substitution, quand bien même bénéficiaient-elles toutes deux d’un soutien sérieux…

- Je v-veux retourner à l’Académie. Je veux revoir Talim.
- Bientôt, Mor. Bientôt… avait lâché l’aînée entre ses dents serrées, une amère déglutition animant sa gorge.

Rhys battait en retraite, impuissante à trouver les mots qui auraient pu rassurer sa cadette que l’état psychologique, aux élans instables, inquiétait. Alors la jeune femme, exhalant un soupir oppressé, s’était éclipsée vers la terrasse, pour perdre ses regards vers l’horizon… avidement. Comme en attente.