La femme tira la chaise sans ménagement avant de s'asseoir, sans attendre d'y être invitée. L'homme, adossé à la banquette d’un vieux tissu taché, se contenta d'ouvrir les yeux. Sans même relever la tête, il prit le verre de rhum devant lui et le porta à ses lèvres.
Elle s'éclaircit légèrement la gorge, plus pour attirer son attention qu'autre chose. Elle n'était nullement à sa place. Ses vêtements, de pauvre facture, étaient trop neufs et son maintien trop guindé. A n'en pas douter, c'était bien la première fois qu'elle mettait les pieds dans une taverne aussi sordide que celle-ci. Les marins venus dépenser leurs soldes en ces lieux ne lui avaient guère prêté attention. Ils préféraient de loin les jeunes femmes plus dévêtues. Sa tenue, et le voile sombre qui entourait ses cheveux, ne donnaient guère envie de s'intéresser à celle qui se cachait dessous.
« Sieur... Grismantel ? »
L’interpellé leva légèrement la tête, son regard pers détaillant rapidement les traits de celle qui venait le trouver en ces lieux. La trentaine, elle avait un visage fin empreint d'une certaine beauté. Son regard sombre trahissait un mélange de souffrance et de détresse. Elle avait vraiment tout de l'agneau perdu. Surtout en ces lieux.
« Que me voulez-vous ?
- Vous ne vous souvenez sans doute pas de m...
- Judith. »
La jeune femme acquiesça du chef, lui adressant un sourire presque chaleureux tandis qu'il se frottait machinalement la barbe de plusieurs jours qui ornait son visage.
« Vous devez donc vous souvenir qu'Amelia et moi étions bonnes amies. Nous... partagions notamment certains intérêts communs.
- Vous comptez en venir au fait ? Ou ces lieux vous plaisent-ils tant ?
- Je... J'aurais un service à vous demander.
- Je m'en doutais quelque peu, vous savez. Donc... ? »
L'homme se resservit un verre, sans la quitter du regard. Elle se pencha légèrement dans sa direction, sa voix se faisant chuchotement.
« Eh bien, je me suis laissé dire que vous aviez de bons contacts en Ynystère et... qu'il vous arrivait d'importer certains biens... discrètement.
- Vous ne deviez pas en venir à ce qui vous amène ? »
Elle toussa légèrement, l'embarras lui montant aux joues en un rose des plus charmant.
« Mes amis et moi venons en aide à certaines personnes en difficulté. Tout comme le faisait Amélia, nous tentons de corriger certaines... injustices. »
Elle marqua une légère pause, comme pour entretenir un quelconque suspens. Voyant que son interlocuteur se contentait de l'observer, elle poursuivit.
« Nous avons un contact à Caernod qui pourrait nous fournir une cargaison de ressources essentielles à notre cause. Mais le transport est un problème, d'autant qu'il faudrait que la transaction se fasse... le plus discrètement possible.
- Combien ?
- Eh bien... nous n'avons que peu de moyens comme vous pouvez vous en douter. Juste de quoi couvrir vos frais je pense...
- Sans moi. »
Le visage harmonieux de la jeune nuienne se déforma légèrement sous le coup de la contrariété. Elle n'avait guère l'habitude d'essuyer des refus. Surtout si nets.
« Allons, réfléchissez. Vous avez là l'occasion de faire une bonne action... Songez aux vies que vous aiderez en faisant cela ?
- J'ai dit non.
- Amélia aurait...
- La ferme. »
Le ton était calme, posé. Mais la jeune femme recula vivement, apeurée par le regard de l'homme, dont les prunelles avaient à présent la dureté de l'acier.
- «Rangez vos tentatives de manipulation et vos beaux discours, et rentrez chez vous. Maintenant.»
- «Au final, il n'y a donc que l'or qui compte à vos yeux ?»
Les lèvres pincées, elle se releva sèchement, adressant un regard plein de mépris au mercenaire. Elle posa les mains sur le dossier de sa chaise, lui faisant face. Elle attendit quelques instants, espérant que ses derniers mots le toucheraient. En vain. Elle finit par se résigner et, tournant les talons, quitta la taverne d'un pas rapide.
Aerrion ne la suivit même pas du regard. Il se contenta de vider son verre, avant de le reposer sur la table dans un claquement sec. Puis il se cala contre le dossier de sa chaise, entreprenant de poursuivre sa sieste interrompue inopinément.
***
Une légère vibration sur la table le fit sortir de sa torpeur.
Ses yeux fatigués s’arrêtèrent sur une bourse de cuir, nouée d’une cordelette tressée,
qui venait d’être posée derrière la flasque de rhum.
Une silhouette longiligne, encapuchonnée, se tenait debout, masquant la petite table, tournant dos au reste de la pièce.
Par réflexe, Aerrion jeta un coup d’oeil à la main qui venait de déposer l’objet.
Une main fine, pas humaine, à la longueur des doigts et la forme des ongles.
«Un elfe» pensa-t-il immédiatement. «Dans ce bar crasseux ?»
La peau halée de son interlocuteur était surprenante - la plupart des elfes vivaient sous l’ombre protectrice d’arbres hauts comme des cathédrales - Probablement un voyageur. Ou alors quelque chose de plus louche, se dit-il en plissant les yeux, et rassemblant sa concentration.
Un chuchotement, alors que l’Elfe se penchait vers lui.
«Ceci devrait constituer une source de motivation plus... concrète.»
La diction était précise, ciselée, malgré les paroles prononcées à voix basse.
Le Nuien était sur le point de répondre qu’il ne travaillait pas pour les elfes,
mais le souvenir de son ardoise à rallonge dans ce bar lui fit marquer une pause avant de répondre.
«Tout dépend du travail demandé, Elfe. Et puis, qui vous a dit que je cherchais du travail ?»
L’Elfe ramassa d’un tour de main la bourse déposée plutôt sur la table, mais prit néanmoins une chaise et s’installa à sa table, avec des gestes posés.
«Ce Trimaran, que j’ai aperçu hier dans le port.. il semble avoir une carrière déjà bien avancée,
bien que certainement glorieuse, à n’en pas douter.
Quel dommage que son histoire soit suspendue à la fêlure qui orne l’une de ses coques...»
L’ironie n’était pas assez flagrante pour être relevé comme une insulte,
mais le mercenaire examina en détail son interlocuteur, recherchant une faille potentielle.
La lanière d’un luth ouvragé, barrant la cape émeraude de ce «grandes oreilles», lui en donna l’opportunité.
- «Je n’ai pas de temps à perdre avec un amuseur de foire, l’ami.»
- «J’aimerais n’être que cela, vraiment.» Le ton de l’elfe semblait amusé, sous sa capuche.
«Ma vie serait sans doute plus simple, et probablement plus longue.
Mais il se trouve que j’ai d’autres ambitions.
Si de votre côté, par contre, vous n’en avez plus aucune, alors vous pouvez oublier cette conservation.
Et reprendre votre activité si.. productive.»
L’ancien Second émit un grognement vague, mais alors que l’elfe commençait à se relever, il l’arrêta en refermant l’espace entre la table et sa chaise avec son pied droit.
«Cet endroit est loin d’être le meilleur pour discuter affaires. Suivez-moi.»
Aerrion ressentit une hésitation chez l’elfe l’espace d’un instant, puis celui-ci lui emboîta le pas.
Après être sorti de la taverne portuaire, il s’engagea volontairement dans une ruelle étroite qui sentait le poisson, comme pour tester la détermination de l’étranger à faire affaire avec lui.
Le voyageur marqua un temps d’arrêt à l’entrée de l’impasse, jetant un coup d’oeil à gauche et à droite du carrefour, puis s’y engagea finalement, après avoir ajusté sur son dos un arc sculpté en ébène, vieilli par les intempéries.
S’accoudant sur une pile de vieux paniers à huîtres, desséchés et laissés à l’abandon jusqu’à la saison suivante, le Nuien dévisagea l’étranger, alors que celui-ci rabattait le capuchon de sa tunique.
Quelques traits marqués par les voyages et une fine balafre sur la joue gauche dénotait un parcours atypique, bien que sa chevelure ocre et des yeux verts clairs rappelaient des caractéristiques plus courantes de sa race.
«Ici, nous serons tranquille. Qui êtes-vous et que cherchez-vous ?».
«Ehrendil. Ehrendil Ketherys. Je cherche un navire capable de m’amener sur les Iles Brunes, à l’Est du détroit du Naufragé.»
Aerrion, tout d’abord, sourit, incrédule. Puis il rit franchement, avant de se contenir, sans que l’autre en face ne change d’expression tout au long.
Le mercenaire prit enfin une grande inspiration. «Je pensais que vous plaisantiez, mais... en fait on dirait bien que non. Vous parlez des Îles situées à quelques milles des côtés Haraniennes ?»
«C’est tout à fait ça. On dirait que vous connaissez l’endroit, ce qui est déjà la preuve que je ne me suis pas trompé sur votre compte, au moins.»
«Pourquoi vous voulez aller là-bas ?»
«Ca, c’est mon affaire. Ce que contient cette bourse devrait suffire à ne pas aborder cette question.
Il s’agit d’y aller discrètement, de m’y laisser la nuit venue, puis de me récupérer à l’aube.»
L’Elfe dénoua d’un geste les cordons de la bourse, puis fit glisser une petite gemme bleutée dans le creux de sa main, avant de la présenter au Nuien.
«Il y en a deux autres comme cela, vous pouvez vérifiez.
Trois pierres pour l’aller, et trois de plus au retour.
Je prends également à ma charge les réparations de votre Trimaran.»
Aerrion faisait rapidement des calculs, intérieurement.
Au pire, il larguerait l’elfe à distance, en profitant d’un brouillard ou d’un crépuscule sans lune.
Certes, si l’Elfe était capturé sur les Iles Brunes, il n’empocherait que la moitié de la mise.
Mais son Trimaran serait réparé avant le voyage. Et ça, c’était non-négligeable...
Le Nuien lui tendit une main ferme.
«Ca ne sera pas une traversée de tout repos, Elfe. J’espère que vous avez le pied marin, et le coeur solide.»
Ehrendil serra la main tendue, selon les coutumes Nuienne dont il était désormais familier.
«A défaut, j’accrocherais solidement mon pied à votre embarcation » lui dit-il en esquissant un léger sourire.