Sans doute avait-elle présumé de ce courage qui manque lorsque l'on passe d'un rêve à la réalisation de celui-ci. Serrant dans sa main gantée la missive lui offrant une route qu'elle n'aurait jamais osé prendre sans l'appui de sa cousine.
Se faufilant entre les maisons, parcourant les ruelles, son ventre semblait se nouer si fort que sa respiration en était altérée, c'est le souffle court et la gorge sèche qu'elle arrivait enfin au lieu du rendez-vous. La grande porte de bois était entre-ouverte, elle pouvait y apercevoir à l'intérieur, quelqu'un qui faisait les cent pas.
C'était au beau milieu d'une journée grise et maussade, alors qu'elle rejoignait la maison louée pour la semaine. Les rues étaient comblées d'inconnus criant, poussant, tirant des animaux plus étranges les uns que les autres, piaillant, grognant, accompagnant des enfants aux joues rougies par l'effort que leur demandait de suivre le rythme accéléré d'adulte qui tantôt leur agrippait fermement le poignet, tantôt les poussaient, pressés, volubiles ou fatigués, tous faisaient un bruit assourdissant.
Il avait été si beau, au milieu de tout ce vacarme, parfait, tel un Dieu parmi les hommes, torse nu, couvert de sueur, la chaleur de la forge étouffante, qu'elle n'avait pu s'empêcher de s'arrêter pour le regarder frapper la lame qu'il forgeait. Ses muscles roulaient sous sa peau luisante à chacun de ses mouvements amples et puissants, lorsqu'il posait son regard pailleté d'or sur elle, la lame qu'il tenait d'une main, restait suspendue au dessus d'un grand bac rempli d'eau, ils s'étaient regardés ainsi un moment, peut-être un peu trop pour les passants visiblement pressés, bousculant la jeune femme qui se décidait à s'approcher, les membres engourdis par le froid, ses pas la portaient pourtant presque malgré elle vers cet homme qu'elle avait longuement observé, elle voulait toucher ses bras puissants, son torse luisant, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine elle s'adressait à lui et s'entendit lui demander ce qu'il avait à lui proposer comme poignard.
Sa robe avait été choisie de circonstances, sobre, soulignant ses courbes juste ce qu'il fallait pour ne pas attirer l'attention, comme à chacune de ses visites à sa cousine, elle s'offrait le plaisir de louer une petite maison, et se mêlait à ces gens qui d'habitude n'existaient qu'à travers leur labeur, dans leur cuisine, leur artisanat, ils n'étaient aucun visage, aucune personne, juste l'accomplissement soyeux porté lors d'un bal, un plat dégusté à un banquet, un lit confortable linceul d'un mariage chavirant dans les eaux troubles de l’indifférence. Seul un ruban de satin noué à son cou gracile, couleur de jade rappelait et mettait son regard de la même couleur en valeur. Sa lourde cape grise protégeait la pâleur de sa peau, sa longue chevelure d'or se balançait doucement à chacun de ses mouvements dans un mélange de boucles et de tresses.
Plusieurs visites s'en suivirent une fois le poignard commandé. Quelques mots, quelques rires, puis des confidences, un lien fort s'insinuait, se faufilait, lentement, prenant racine en étouffant l'ardeur d'une promesse peu à peu oubliée, celle d'un autre temps qui pourtant les liait à une autre personne. Chaque once de leur personne, leur esprit, leurs espoirs s’attiraient, se mêlaient et s'épanouissait en quelque chose de sourd et puissant impossible à ignorer.
Sa main gantée poussait à présent la lourde porte, il s'arrêtait de marcher, au milieu d'une pièce de vie, sobre, le feu dans l'âtre avait été entretenu et maintenait une chaleur agréable, ils prirent soin de refermer cette lourde porte sur leur secret, qui, des années plus tard reviendrait jeter un regard doré sur un passé qui lui avait été imposé.
Une jeune femme se tenait sur le pont, se tenant à une corde enroulée au second mât, ses longs cheveux où se mêlaient l'orange et l'or étaient retenus par un lien de cuir, sa peau claire portait les marques d'un travail qu'elle n'avait jusqu'alors jamais pu imaginer si dur, son corps tout entier était courbaturé. Au loin, elle entendait le ton du Capitaine se durcir alors qu'il l'interpellait..
-Hep Hely' t'as assez rêvassé, prépares les cordes on va arriver au port ! Hely ' ? Bordel réveilles toi !
L'air empreint d'iode piquait ses joues, le vent frais s'infiltrant même sous ses vêtements, tout avait été grisant, puis cuisant... son corps fourbu par les efforts avait changé, autrefois simplement gracile aujourd'hui se musclait, s'étendait, se courbait à certains endroits, et, elle en était sure, avait même grandit un peu.
Le Capitaine l'avait prise d'affection; au départ il est vrai un peu aidé par quelques pièces d'or; s'était chargé rapidement de quelques matelots un peu trop entreprenants, d'une façon discrète mais définitive, et l'avait faite installer dans ses quartiers. Elle l'aimait bien ce vieil homme, il avait l'air tout droit sorti d'un de ces romans qu'elle aimait lire, comme si il racontait à lui tout seul un passé fait de guerres, de combats épiques, et de drames romantique, il savait tellement de choses, sur tout, et appréciait lui conter ses aventures...mais après une longue journée de travail, elle avait parfois beaucoup de mal à rester éveillée, tant il s’épanchait sur ce qu'elle devait savoir sur ce monde dont elle ignorait presque tout....s'endormant à même leur table au milieu d'un repas, se retrouvant au milieu de la nuit dans son petit lit douillet, recouverte d'une lourde couverture.
Parfois même, elle l'espionnait discrètement ( du-moins en était-elle persuadée ), lorsqu'il sortait à l'aube pour regarder le ciel s'embraser et chasser les étoiles, il avait l'air un peu triste, mais libre et vivant, sa carrure imposait le respect, si elle avait pu choisir un père, il aurait très bien fait l'affaire, il se comportait comme tel en tous cas avec elle.
Alors que leur voyage touchait à sa fin, il lui conseillait d'aller proposer ses services au Comptoir des chasseurs de Jade, elle aurait là bas, selon lui un avenir, bien plus qu'ici, sur son navire. Elle aurait voulu lui poser plus de questions, comme elle en avait l'habitude, mais le port était déjà en vue et il fallait se hâter, le pont en ébullition, tout le monde était impatient de poser les pieds sur la terre ferme.
