La bise soufflait fort en cette aube qui baignait les cahutes rustiques du clan d'Ulrul, situées sur un plateau encaissé entre deux monts du passage de Lornar.
Le froid régnait au dehors et le froid régnait au-dedans d'elle même, bien plus âpre et sans recours possible. Ce manque, cette place vide désormais, cette inquiétude vague mais précise qui rongeait son être, devait-elle s'y habituer? Le regard tourné vers les horizons brumeux, elle sentait la main de son compagnon, Ulrul, poseé sur son bras lui communiquant un peu de la chaleur qui lui faisait défaut de façon désormais récurrente dès qu'elle pensait à la petite.
Aleph soupira, le coeur lourd, l'âme indécise : et si c'était pour son bien? Pas de doute que la petite sache s'occuper d'elle-même, à sa façon, certes, mais mieux que les autres, mieux qu'elle-même, qui malgré toute sa bonne volonté, son écoute et sa compréhension, son affection sincère, ne parvenait pas à comprendre les motivations et les agissements de cette tête blonde... absente. Partie.
Son esprit fait machine arrière et elle revoit encore la couleur des nuées encombrant le ciel ce soir-là, le soir où son loup avait trouvé l'enfant. Il était sans doute plus juste de dire que l'enfant avait appelé le loup. A son oreille résonne encore cet orage violent comme jamais et ces trombes d'eau diluviennes qui enoyèrent les abords du camp, les condamnant à déambuler dans la gadoue des jours durant. Elle revoit les oreilles du loup assoupi près du feu s'arquer et s'orienter vers le dehors tandis que son regard se dardait vers le sien, impératif, mué par l'urgence absolue de répondre à un appel que lui seul entendait et qui venait de ce monde brutal, fou, où soufflait l'une des plus fortes tempêtes de la décennie.
Elle se revoit prendre une pelisse de fourrure en hâte et comme dans un rêve en bicolore, affronter les éléments déchaînés, suivant avec peine le loup qui avançait sûr de lui, guidé, jusqu'à l'endroit à peine abrité où s'agitait une petite forme enveloppée dans une couverture bien insuffisante. La cacophonie était toujours intense mais maintenant, elle distinguait les cris du bébé qui étaient perçants. Les pleurs indiquaient une fureur qu'on eut pu croire offensée, hors du commun, surtout chez un nourrisson, elle marbrait son visage de violacé, une colère salutaire pourtant puisqu'elle maintenait de la chaleur dans le corps de l'enfant. Elle se souvint avoir pensé, en prenant l'enfant qui se calma aussitôt, que l'orage n'en était que le simple reflet. Ainsi l'avait-elle appelé Indhrah. C'était le nom d'un dieu humain évoquant la tempête et il s'était imposé à elle.
Les années avaient passées. Indhrah avait grandie, compliquée, difficile, bien qu'un lien fort l'unisse à celle qui fut sa mère de substitution.
Les rapports entre la petite fille puis la jeune fille et les autres membres du clan prirent une tournure de plus en plus complexe et conflictuelle au fil des ans jusqu'à devenir pratiquement ingérables. Plusieurs qui l'avaient prise en grippe la sommèrent de s'en débarrasser, chose qu'elle refusa seulement d'envisager mais qui ne faisait qu'accroître une sorte de malaise obscur, dont les raisons étaient parfois à deux doigts d'émerger pour peu qu'elle prit la peine de se pencher dessus et d'analyser rationnellement ce qu'elle savait. Dire que la petite était imprévisible était un pur euphémisme. Celle-ci semblait obéir à des lois connues d'elle seule et en perpétuelle révolution. Elle était comparable au ciel, aux forces de la terre.
Indhrah était humaine et Aleph, en tant que norn, savait qu'il existait, entre les deux races, des différences importantes de culture, de comportements, valeurs, séparant les individus, soit. Mais il y avait plus encore, tout en elle le sentait confusément mais avec force. Ce qu'il y avait, au fond... elle n'avait pas envie d'en savoir la nature parce qu'elle aimait l'enfant et que l'amour passe au dessus du... dérangeant.
Encore aujourd'hui, maintenant qu'Indhrah s'était enfuie, maintenant qu' elle savait où celle-ci se trouvait, le loup ayant remonté facilement sa piste même vieille de plusieurs jours une fois qu'elle lui en eût donné l'ordre, elle refusait toujours, saisie d'une crainte irraisonnée, de réfléchir et de mettre bout à bout les faits et les sensations qui l'habitaient.
Indhrah avait certainement bien fait de partir... son coeur en saignait mais elle en convenait. Si elle avait hésité un long moment sur la nécessité de la retrouver pour la ramener, elle en avait conclu qu'il était indispensable de savoir au moins où était celle-ci, avec qui, de se rendre compte, afin d'estimer si elle pouvait être ou non en sécurité relative... matériellement parlant.
Pleine de doutes, de pressentiments indéfinis, de culpabilité aussi, ainsi prit-elle son baluchon des mains d'Ulrul qu'elle embrassa avant de cheminer vers l'Arche du Lion, sa destination étant le comptoir de la Tortue d'Or situé sur le petit îlot de Deverol au sud-est de celle-ci.
